Pendant que les acclamations reprenaient, Sésostris songeait à la suite de son combat. Du sort de l’acacia dépendait bien celui de l’Égypte entière, et il fallait s’attendre à de nouvelles catastrophes.

Une certitude : ce n’était pas Oukh qui avait jeté un maléfice sur l’arbre d’Osiris. Ne restaient plus que deux suspects. Djéhouty, le chef de la province du Lièvre, et Khnoum-Hotep, celui de l’Oryx.

 

Une petite pièce pour le culte des ancêtres, une modeste salle de réception, une chambre à coucher, des toilettes, une salle d’eau, une cuisine, une cave et une terrasse : la demeure de fonction attribuée à Iker n’avait rien d’un palais, mais elle serait agréable à vivre. Blanchie à la chaux de fraîche date, elle était sommairement meublée. Par chance, une écurie toute proche n’abritait qu’une vieille ânesse avec laquelle Vent du Nord s’accorda immédiatement.

Vu le peu de biens qu’il possédait, le scribe ne mit pas longtemps à emménager. Au moment où il terminait ses rangements, un pauvre bougre se présenta à sa porte.

Les cheveux longs, mal rasé, un peu voûté, maigrichon, il faisait peine à voir.

—  Je suis le domestique qui vous a été commis d’office, deux heures deux fois par semaine.

Sur l’instant, Iker eut envie de le renvoyer et de se débrouiller seul. Mais ce personnage ne lui était pas inconnu.

—  Non, incroyable… C’est toi, Sékari ?

—  Euh… Oui, c’est moi.

—  Tu ne me reconnais pas ?

Le miséreux osa regarder son patron.

—  Iker… Tu es si bien vêtu !

—  Que t’est-il arrivé ?

—  Des ennuis ordinaires. Maintenant, ça va mieux. Tu acceptes de m’employer ?

—  Pour être franc, ça me gêne un peu !

—  C’est la mairie qui paye. Avec une dizaine de maisons à nettoyer, les courses à faire et du bricolage par-ci par-là, je ne m’en tire pas trop mal.

—  Où habites-tu ?

—  Dans une cabane de jardin. Je l’entretiens et j’ai le droit de récolter des légumes.

—  Entre et buvons une coupe.

Les deux anciens compagnons évoquèrent leurs aventures dans les mines du Sinaï, mais Iker ne donna pas de détails sur ce qui lui était advenu depuis leur séparation.

—  Te voici donc dans l’élite des scribes, constata Sékari, avec une belle carrière en perspective.

—  Ne te fie pas aux apparences.

—  Aurais-tu des ennuis ?

—  Nous en reparlerons peut-être plus tard. Organise-toi à ta guise, cette maison devient aussi la tienne. Pardonne-moi, de nombreuses tâches m’attendent.

 

C’est en travaillant avec acharnement qu’Iker parvint à se calmer. Il avait maintenant la preuve que son cauchemar était bien réel, que Le Rapide avait été construit par une équipe d’artisans de Kahoun et que ce bateau ne pouvait appartenir qu’au pharaon Sésostris.

Personne ne voulait croire à l’existence du mystérieux pays de Pount, mais le jeune homme savait bien, lui, que telle était la destination du bâtiment à bord duquel il avait failli périr.

Iker se rendit de nouveau chez Rabot. Cette fois, il lui dirait tout.

La porte de sa maison était close.

Le scribe frappa, personne ne répondit. Une voisine l’interpella.

—  Que veux-tu ?

—  J’aimerais voir Rabot.

—  Aucune chance, mon pauvre garçon. Il est mort la nuit dernière. Es-tu de la famille ?

—  Non, mais nous nous connaissions, et j’avais des renseignements à lui demander.

—  Ce vieux grigou ne bavardera plus avec personne ! Sur la fin, il racontait n’importe quoi.

—  De quoi est-il mort ?

—  De vieillesse, pardi ! Il souffrait du cœur, des poumons, des reins… Tout était usé. Qu’il ne se plaigne pas, il n’a pas souffert.

—  Vous le fréquentiez ?

—  Le moins possible, comme les autres voisins. Il nous fatiguait avec ses histoires de charpentier et il perdait la tête. Quand on ne l’écoutait pas avec attention, il devenait même irascible.

—  La police ne lui aurait-elle pas rendu visite, juste avant sa mort ?

—  La police ! Mais qu’est-ce qu’il avait fait ?

—  Rien, rien… C’était juste une question.

La voisine eut un regard entendu.

—  Alors, comme ça, le vieux était mêlé à un trafic ! Tu n’en serais pas, toi, de la police ?

—  Non, j’étais juste un ami.

—  Un peu jeune, pour être l’ami de Rabot !

Iker battit en retraite. Il aurait aimé pénétrer dans la demeure et la fouiller, mais à quoi bon ? Le scribe ne croyait pas à une mort naturelle. Et les assassins du vieillard avaient forcément fait disparaître tout indice compromettant.

Qui pouvait agir en toute impunité, sinon des policiers obéissant à des ordres supérieurs et certains de n’être jamais inquiétés ? Le maire devait être au courant. Au-dessus du maire, un ministre. Au-dessus du ministre, le protecteur de Kahoun, le roi Sésostris.

Iker voulait la vérité et la justice. Grâce au manche du couteau, il possédait la preuve de l’existence du Rapide. Or son principal témoin avait disparu, et les autorités lui répondraient que ce modeste objet ne suffisait pas pour ouvrir une enquête.

Les archives de Kahoun : là, et là seulement, se trouvaient les documents décisifs.

À l’entrée du bâtiment, deux gardiens appartenant à la police municipale.

—  Nom et fonction ?

—  Iker, scribe.

—  Autorisation écrite de pénétrer dans les locaux ?

—  Je veux seulement voir le Conservateur.

—  Un instant.

Le haut personnage accepta de recevoir Iker dont la réputation ne cessait de grandir. Réservé et pointilleux, le Conservateur se montra néanmoins affable.

—  Que désires-tu, Iker ?

—  C’est assez délicat. Il s’agit d’une mission… disons discrète.

—  Je peux le comprendre, mais il me faut davantage de précisions.

—  Mon supérieur, Héremsaf, m’a envoyé consulter les archives concernant les chantiers navals. Il aimerait beaucoup vérifier un détail.

—  Pourquoi ne vient-il pas lui-même ?

—  Justement, par discrétion. Ma présence ici n’intriguera pas, alors que la sienne…

Le Conservateur parut convaincu. Ce n’était sûrement pas la première fois qu’il était confronté à ce cas de figure où il était important de ne laisser aucune trace.

—  Je comprends, je comprends… Mais je préférerais avoir un mot signé d’Héremsaf.

—  Ce n’est peut-être pas indispensable et…

—  Pour mes archives personnelles, si. Reviens avec ce mot et je te faciliterai la tâche.

—  De qui te moques-tu, Iker, et qu’est-ce que ça cache ? interrogea Héremsaf, en proie à une colère froide. Le Conservateur des archives d’État vient de me prévenir que tu as osé utiliser mon nom pour une consultation illégale ! Toi, toi en qui j’avais toute confiance !

—  M’auriez-vous accordé une autorisation en bonne et due forme ?

Le regard d’Héremsaf devint perçant.

—  Ne crois-tu pas qu’il est temps de me confier enfin la vérité ?

—  Je vous retourne la question.

—  Tu vas trop loin, Iker ! Ce n’est pas moi qui ai tenté de m’introduire aux archives !

—  C’est bien vous qui m’avez ordonné de trier les objets entassés dans les anciens entrepôts, en insistant bien pour qu’aucun n’échappe à ma vigilance ?

—  Certes, et alors ?

—  Ne songiez-vous pas à un manche de couteau sur lequel est gravé le nom d’un bateau ?

Héremsaf sembla surpris.

—  Le principal chantier naval de la région n’est-il pas placé sous votre responsabilité ? Continua Iker.

—  Là, tu te trompes ! C’est le maître d’œuvre du Fayoum qui s’en occupe.

—  Pour le manche du couteau, je ne me trompe pas ?

—  Que cherches-tu exactement ?

—  Maât, bien sûr.

—  Ce n’est pas en mentant au Conservateur que tu la trouveras !

—  Si vous n’avez rien à vous reprocher, autorisez-moi à consulter les archives.

—  Ce n’est pas si simple, et je n’ai pas tous les pouvoirs ! Il existe plusieurs départements, et seul le maire donne accès à l’ensemble. Écoute, Iker, tu es en pleine ascension, mais tu n’as pas beaucoup d’amis. Ta rigueur et tes compétences plaident en ta faveur, pourtant l’excellence du travail ne suffit pas, à elle seule, à garantir une brillante carrière. Mon soutien t’est indispensable, et je te l’accorde parce que je crois en ton avenir. J’accepte d’oublier ce moment d’égarement, à condition qu’il ne se reproduise pas. Nous nous comprenons ?

—  Non, nous ne nous comprenons pas. Ce n’est pas une brillante carrière que je désire, seulement la vérité et la justice. Quoi qu’il m’en coûte, je ne renoncerai pas à cette Quête. Je refuse de penser que tout est pourri dans ce pays. Sinon, cela signifierait que Maât l’a quitté. En ce cas, pourquoi continuer à y vivre ?

Sans y être invité, Iker sortit du bureau d’Héremsaf.

En le renvoyant sur le maire, forcément complice des assassins du charpentier, son supérieur démontrait sa propre culpabilité. Mais pourquoi Héremsaf l’avait-il mis sur la piste du manche de couteau ? En se comportant ainsi, il l’avait aidé. En lui refusant l’autorisation de consulter les archives, il l’empêchait d’avancer. Comment expliquer des attitudes aussi contradictoires ? Sans doute Héremsaf, fidèle allié du maire, ignorait-il l’existence du modeste objet révélant le nom du Rapide.

Iker serait démis de toute fonction et chassé de Kahoun.

Cependant il y reviendrait, et réussirait à obtenir les documents dont il avait besoin. Conscient que sa tâche s’annonçait impossible, il marcha au hasard.

—  Tu as l’air contrarié, murmura la voix fruitée de Bina.

—  Des difficultés dans mon métier.

—  Tu ne m’avais même pas remarquée ! Ne devrais-tu pas te distraire un peu ?

—  Je n’ai pas le cœur à m’amuser.

—  Alors, parlons ! J’ai trouvé un endroit tranquille, une maison vide juste derrière celle où je travaille. Rejoins-moi ce soir, après le coucher du soleil. Bavarder te fera du bien.

 

57.

À l’approche de la capitale de la province du Lièvre, les paysages devenaient doux et enchanteurs. Tout, ici, appelait à la paix, au repos et à la méditation.

À bord du navire du roi, on ne songeait qu’à l’affrontement avec le redoutable Djéhouty. Les nouvelles que venait de recevoir le général Nesmontou n’avaient rien de réjouissant.

—  Le chef de province dispose d’une petite armée bien payée et formée de professionnels aguerris, révéla-t-il au pharaon. De plus, Djéhouty a une renommée de fin stratège.

—  En ce cas, jugea Séhotep, il ne sera pas hostile à la négociation ! Quand Djéhouty apprendra le ralliement de provinces réputées intransigeantes, il comprendra que la lutte armée est inutile. Je me propose donc comme ambassadeur.

—  Nous continuerons à appliquer ma méthode, trancha Sésostris.

Les trois membres présents de la Maison du Roi, le général Nesmontou, le Porteur du sceau Séhotep et Sobek le Protecteur, partagèrent la même pensée : le monarque ne mesurait pas le danger. Djéhouty n’était pas un médiocre, et il ne rendrait pas les armes sans mener un combat dévastateur.

Pourtant, la sérénité du pharaon semblait inébranlable. Ne ressemblait-il pas à l’un de ces artisans de génie capables d’exécuter le geste juste au moment juste ? Comment ne pas accorder sa confiance à ce géant qui, depuis sa montée sur le trône des vivants, n’avait pas commis un seul faux pas ?

Khémenou, « la cité de l’Ogdoade », confrérie de huit puissances créatrices, était à la fois la capitale de la province du Lièvre et le site privilégié du dieu Thot. Maître des hiéroglyphes, « les paroles de Dieu », il offrait aux initiés la possibilité d’atteindre la connaissance. En se révélant par le couteau de la lune, symbole le plus visible de la mort et de la résurrection, il insistait sur la nécessité de l’acte tranchant, hors de la tiédeur et de la compromission. Le bec de l’ibis, l’oiseau de Thot, ne cherchait pas : il trouvait.

Exercer un juste gouvernement du pays sans le contrôle de cette province serait illusoire. Aujourd’hui, Sésostris était à pied d’œuvre.

—  Majesté, intervint Sobek le Protecteur, permettez-moi de vous accompagner.

—  Ce ne sera pas nécessaire.

Sur le fleuve, aucun navire de guerre. Sur le quai, aucun soldat.

—  Incroyable, murmura Séhotep. Le chef de province Djéhouty nous aurait-il fait, lui aussi, la grâce de mourir ?

Les manœuvres d’accostage se déroulèrent en toute tranquillité, comme si rien n’opposait les arrivants aux responsables du port de Khémenou.

Au bas de la passerelle, un homme maigre au visage grave.

Il déroula un papyrus couvert de hiéroglyphes disposés en colonnes. Une seule figure, mais rarement représentée : un Osiris assis, coiffé de sa couronne de résurrection, tenant le sceptre Puissance[38] et la clé de vie[39]. Sur son trône, le symbole des millions d’années. Autour de lui, des cercles de feu qui empêchaient les profanes de l’approcher[40].

—  Général Sépi… Par bonheur, tu es revenu d’Asie sain et sauf.

—  La tâche ne fut pas facile, Majesté, mais j’ai profité de la désorganisation chronique des tribus et des clans.

—  Juste après ton entrée dans le Cercle d’or d’Abydos, c’eût été regrettable de te perdre.

—  Grâce à cette initiation, la vie et la mort sont si différentes que l’on n’affronte plus les épreuves de la même façon.

Sous le regard stupéfait des marins de la flottille royale, le pharaon et son frère en esprit se donnèrent l’accolade.

—  Tes conclusions, Sépi ?

—  L’Asie est sous contrôle. Nos troupes installées à Sichem ont étouffé le désir de révolte des Cananéens. Ils sont traités avec justice et mangent à leur faim. Quelques-uns gardent la nostalgie d’un étrange personnage, l’Annonciateur, mais sa disparition semble avoir entraîné celle de ses fidèles. Cependant, ne soyons pas naïfs et ne baissons pas la garde. Toute cette zone doit rester sous une surveillance étroite. Surtout, que notre présence militaire soit maintenue, voire renforcée. Je redoute la prolifération d’une résistance urbaine, capable de fomenter des troubles ponctuels.

—  Ton avis m’est précieux, Sépi. Qu’en est-il de cette province ?

—  Je ne suis de retour que depuis hier. Djéhouty m’a paru bien changé ! Il est gai, détendu, heureux de vivre.

—  A-t-il donné l’ordre de m’attaquer ?

—  Pas précisément. Il m’a confié qu’il vous réservait une surprise et demandé de vous accueillir, seul, sans armes et sans soldats.

—  Aurais-tu réussi à le convaincre d’éviter un conflit sanglant ?

—  Je n’en suis pas persuadé, Majesté. Depuis que Djéhouty m’a engagé, je n’ai cessé, par petites touches, de tenter de lui faire percevoir l’absurdité de sa position. Vanité serait de croire que j’y suis parvenu.

—  À qui obéiront les miliciens ?

—  À lui, pas à moi.

—  Eh bien, allons voir cette surprise

Sur le chemin conduisant au palais de Djéhouty, les miliciens et les jeunes de la province formaient une haie d’honneur en agitant des palmes.

Aussi étonné que Sésostris, le général Sépi guida le monarque jusqu’à la salle d’audience.

Luxueusement habillées et maquillées avec art, les trois filles de Djéhouty se parèrent de leur plus beau sourire tout en s’inclinant devant le pharaon.

Enveloppé dans un manteau qui lui descendait jusqu’aux chevilles, leur père se leva avec peine.

—  Que Votre Majesté me pardonne, je suis victime de douloureux rhumatismes et j’ai toujours froid. Mais il me reste assez de santé pour présenter l’hommage de ma province au roi de Haute et de Basse-Égypte.

Trois chaises à porteurs transportèrent le pharaon, le chef de province et le général Sépi jusqu’au grand temple de Thot. En façade se dressait le colosse.

—  Voici l’incarnation de votre ka, Majesté, déclara Djéhouty. Il vous revient de lui accorder l’ultime lumière qui le rendra vivant à jamais.

Sépi offrit à Sésostris une massue provenant d’Abydos et consacrée lors de la célébration des mystères d’Osiris. Le roi l’éleva, visant les yeux, le nez, les oreilles et la bouche du colosse. À chacun de ses gestes, un rayon lumineux jaillit de l’extrémité de la massue La pierre fut parcourue de vibrations, et chacun sentit qu’une parcelle du ka royal était désormais présente dans la cité de Thot.

Le banquet était fastueux : plats d’une finesse exceptionnelle, service sans faille, orchestre digne de la cour de Memphis, jeunes danseuses capables d’exécuter les figures les plus acrobatiques. La plus jolie échangeait des regards complices avec le Porteur du sceau Séhotep, très sensible à ses charmes. Pour tout vêtement, l’artiste ne portait qu’une ceinture de perles.

Mais Djéhouty s’aperçut que le pharaon ne se déridait pas.

—  J’aime bien vivre, Majesté, et je suis fier de la prospérité de cette province. Cela ne m’empêche pas d’être lucide. En nous octroyant une crue parfaite, vous avez démontré que vous seul étiez digne de régner sur une Égypte réunifiée. Ma fidélité vous est acquise, je suis votre serviteur. Ordonnez, et j’obéirai.

—  Es-tu informé du malheur qui nous frappe ?

—  Non, Majesté.

Un regard du général Sépi confirma que Djéhouty ne mentait pas.

—  L’arbre sacré d’Osiris est gravement malade, révéla le roi.

—  L’arbre de vie ?

—  Celui-là même, Djéhouty.

L’appétit coupé, le chef de province repoussa son assiette d’albâtre.

—  Que se passe-t-il ?

—  Un maléfice.

—  Saurez-vous le conjurer ?

—  Je mène ce combat à chaque instant. À l’heure où nous parlons, la dégradation est enrayée. Mais pour combien de temps ? L’édification d’un temple et d’une demeure d’éternité produira une énergie non négligeable, et je suis persuadé qu’une Égypte à nouveau cohérente nous aidera à lutter. Peux-tu me jurer que tu es innocent et que tu n’as participé à aucun complot visant à détruire l’acacia ?

Comme s’il mourait de froid, Djéhouty resserra les pans de son manteau.

—  Si je suis coupable, que mon nom soit détruit, ma famille anéantie, ma tombe démolie, mon cadavre brûlé ! Ces paroles sont prononcées en présence de Pharaon, le garant de Maât.

La voix de Djéhouty tremblait d’émotion.

—  Je sais que tu ne mens pas, dit Sésostris.

—  Cette province vous appartient, de même que ses richesses et sa milice. Sauvez l’Égypte, Majesté, sauvez son peuple, préservez le mystère de la résurrection !

À l’attitude du souverain, Djéhouty sut qu’il avait bien placé sa confiance. S’il existait un homme, un seul, capable de guérir l’arbre de vie, c’était celui-là.

Un convive demanda la parole.

—  Je suis le ritualiste qui a secondé un jeune scribe lors du halage du colosse, et ce ne fut pas une tâche facile ! Il se nomme Iker et il a quitté la province. Ce n’est pas une raison pour oublier son courage, et je propose de boire à sa santé. Sans lui, nous ne serions pas parvenus à acheminer cette statue géante jusqu’au grand temple.

Djéhouty approuva, et l’assistance porta une santé à Iker. Dans l’allégresse générale, elle fut suivie de beaucoup d’autres.

À son conseil restreint, Sésostris avait convié Djéhouty et le général Sépi.

—  Votre présence n’a rien d’honorifique, précisa le roi. Ici, l’on décide et l’on agit. Depuis Éléphantine, j’ai reconquis les provinces qui m’étaient hostiles sans verser une seule goutte de sang. Il n’en subsiste plus qu’une, et je dois tirer une conclusion : Khnoum-Hotep, le chef de la province de l’Oryx, est le criminel qui s’attaque à l’arbre de vie.

—  L’Oryx est un animal de Seth, l’assassin d’Osiris, rappela Séhotep. D’après ce que nous savons de Khnoum-Hotep, il ne reculera devant rien pour conserver son territoire.

—  Il appartient à une très ancienne famille, précisa Djéhouty, et tient farouchement à son indépendance. Par principe, il est fermé à toute négociation. De plus, sa milice est assurément la meilleure du pays. Elle suit un entraînement intensif et régulier, dispose d’un armement de première qualité et ne jure que par son seigneur sur lequel personne n’exerce aucune influence. Je dois être franc : même les succès que vient de remporter Sa Majesté ne l’impressionneront pas. Se sentir seul contre tous renforcera plutôt sa détermination. Et comme c’est un meneur d’hommes, les siens se battront pour lui avec une énergie décuplée.

—  Dans ces conditions, estima le général Nesmontou, je préconise une attaque massive.

—  Célébrer l’unité sur des monceaux de cadavres d’Égyptiens n’est pas la meilleure solution, objecta Djéhouty.

—  Je crains qu’il n’en existe pas d’autre, insista Nesmontou. Le pharaon ne peut laisser Khnoum-Hotep le narguer et compromettre la solidité de l’édifice qu’il construit.

Le cœur lourd, tous comprirent qu’il fallait se préparer à un conflit dont la violence laisserait des traces ineffaçables.

—  Comme il ne s’agit pas d’un affrontement avec un pays étranger, analysa Nesmontou, nous n’avons pas à envoyer une déclaration de guerre à Khnoum-Hotep. De mon point de vue, c’est une opération de police destinée à rétablir l’ordre sur le territoire égyptien. Il serait donc logique d’attaquer par surprise.

Ni le général Sépi ni les autres participants au conseil n’émirent d’objection.

—  Que soient prises les dispositions nécessaires, ordonna le souverain. Au cours du banquet, on a cité le nom d’un scribe, Iker. A-t-il été formé ici ?

—  Il fut effectivement mon élève, reconnut Sépi. Le meilleur de ma classe, et de loin.

—  C’est pourquoi je lui ai confié très vite des responsabilités, ajouta Djéhouty. Il a organisé de manière remarquable le transport du colosse et n’aurait pas tardé à occuper la tête de l’administration régionale.

—  Pourquoi est-il parti ? demanda Sésostris.

Djéhouty se leva.

—  Je ne suis pas digne d’assister à ce conseil, Majesté, car j’ai commis une faute grave contre vous.

—  Explique-toi et laisse-moi juge.

Vieilli, le chef de province se rassit.

—  Iker est un garçon tourmenté qui ne cessait de se poser des questions, à la suite de rudes épreuves dont son esprit n’est pas sorti indemne. Il recherchait des marins, Œil-de-Tortue et Couteau-tranchant, qui avaient fait escale à Khémenou. Un épisode rayé de mes archives car leur bateau se réclamait du sceau royal que je refusais de reconnaître. Pour moi, Majesté, ces hommes ne pouvaient appartenir qu’à votre marine, et je n’ai pas caché mes pensées à Iker.

—  À cause de vous, remarqua Séhotep, ce scribe considère donc Sa Majesté comme un ennemi !

—  C’est certain.

—  Est-il animé par un désir de vengeance ?

—  C’est également certain. J’ai tenté de le persuader d’oublier le passé et de rester à mon service, mais sa détermination était inébranlable. Ce garçon est aussi intelligent que courageux, et il pourrait devenir un redoutable adversaire car il est convaincu, à cause de moi, que le pharaon est responsable de ses malheurs.

—  Que lui est-il arrivé précisément ?

—  Je l’ignore. Sans doute a-t-on attenté à sa vie.

—  Où comptait se rendre Iker ?

—  À Kahoun, afin d’y trouver des indices et des preuves qui lui permettraient de faire éclater la vérité.

—  Il s’intéresse aussi au Cercle d’or d’Abydos, précisa le général Sépi, et il en a constaté l’efficacité, sans comprendre sa nature, lors d’un rite de régénération pratiqué sur la personne de Djéhouty.

—  Ce garçon est probablement le complice du criminel qui s’attaque à l’acacia d’Osiris, suggéra Sobek. Avait-il des liens avec Khnoum-Hotep ?

—  Il venait de sa province où il avait travaillé pour lui, révéla Djéhouty.

 

58.

Les maigres bagages d’Iker étaient prêts. Après sa violente altercation avec Héremsaf, il s’attendait à être licencié d’un moment à l’autre.

Aussi ne fut-il pas surpris de voir apparaître un scribe chevelu, réputé pour apporter de mauvaises nouvelles. Il serait suivi de peu par des policiers qui conduiraient Iker hors de Kahoun avec interdiction d’y revenir.

—  Je suis prêt, dit le Chevelu.

—  Moi aussi. Tu es seul ?

—  Aujourd’hui, oui, en raison d’une surcharge de travail à la mairie. Demain, un autre collègue me prêtera main-forte.

—  On me fait donc grâce jusqu’à demain !

Le Chevelu fronça les sourcils.

—  Même à dix, on n’aurait pas fini dans une semaine ! On n’a pas pu t’imposer un délai aussi court, c’est forcément une erreur. Vu le labeur imposé, il nous faudra au moins un mois, et sans rêvasser !

—  De quel labeur parles-tu ?

—  Mais… de celui qu’on t’a confié : l’inventaire du mobilier destiné aux entrepôts et la description de chaque objet.

—  Tu n’es pas venu… pour m’expulser ?

—  T’expulser, toi, Iker ! Mais où as-tu été chercher ça ? Ah, je vois ! Un des adjoints du maire t’a fait une mauvaise plaisanterie. Il faut avouer que l’entourage du grand patron te redoute un peu, et même beaucoup. Méfie-toi de cette clique, elle sait se montrer redoutable. Heureusement, tu bénéficies du soutien d’Héremsaf.

Iker se sentit perdu.

Ni le maire ni Héremsaf n’avaient donc décidé de le chasser. Quel jeu jouaient-ils, l’un et l’autre, ou bien l’un contre l’autre ?

Incapable de répondre à cette question, Iker se concentra sur sa tâche, avec le concours du Chevelu, peu habitué à un rythme soutenu. Il s’arrêtait plusieurs fois par heure pour boire de l’eau, croquer un oignon frais, s’éponger le front ou satisfaire un besoin naturel. Et il ne cessait de bavarder.

Iker écouta d’une oreille distraite ses histoires de famille, d’une effrayante banalité. Puis ce fut la kyrielle des ragots sur le compte des employés municipaux, à partir de bruits incertains et de vagues rumeurs.

Alors que le soleil déclinait, le Chevelu rangea son matériel.

—  Ça y est, la journée se termine enfin ! Un bon conseil, Iker : travaille beaucoup moins, sinon tu te mettras à dos notre corporation. Certains, et non des moindres, seront vexés, voire humiliés. Sois plus lent, et tu grimperas vite dans la hiérarchie.

Iker rentra chez lui. Sékari ne s’y trouvait pas, mais il avait fait le ménage. Le jeune scribe nourrit Vent du Nord, puis se rendit au rendez-vous fixé par Bina. Même s’il n’en espérait rien de précis, il convenait dans sa situation actuelle de ne pas rejeter sa seule alliée.

Personne dans les parages.

Il pénétra sans bruit dans la maison abandonnée.

—  Bina, tu es ici ?

—  Dans la pièce du fond, répondit la voix fruitée de la jeune Asiatique.

Iker marcha sur des débris de plâtre. Il la devina dans l’obscurité et s’assit à côté d’elle.

—  Alors, tes ennuis ?

—  Des divergences de vue avec mon supérieur.

—  Je suis certaine que c’est bien plus grave.

—  Pourquoi crois-tu ça ?

—  Parce que tu as changé. Ton trouble est si profond que l’être le plus insensible le percevrait. Un simple problème professionnel ne t’aurait pas bouleversé à ce point.

—  Tu n’as pas tort, Bina.

—  Toi aussi, tu es victime d’une injustice, n’est-ce pas ? La tyrannie n’épargne personne dans ce pays, même ceux qui s’imaginent à l’abri.

—  La tyrannie ! Qui accuses-tu ?

—  Moi, je ne suis qu’une servante venue d’Asie. On me méprise, on me refuse l’accès à la lecture et à l’écriture. Toi, tu es instruit et tu occupes déjà un poste important. Mais nous sommes aussi malheureux l’un que l’autre, parce que l’avenir est bouché à cause de ce Sésostris qui étouffe le pays dans son poing. Ce roi est un mauvais homme. À mon peuple qui sollicitait un peu de liberté et de justice, il a répondu par l’envoi de son armée. Des morts, des blessés, des femmes violées, des enfants battus, des villages entiers réduits à la misère pendant que les soldats de Pharaon s’amusent et s’enivrent. Sésostris méprise les humains, il ne connaît que la force et la violence. D’après la rumeur, il mène actuellement une atroce guerre civile contre les provinces qui ont osé contester sa toute-puissance. Cette bête fauve n’hésite pas à verser le sang des Égyptiens.

Iker songea à Khnoum-Hotep et à Djéhouty, deux chefs de province qui l’avaient aidé. La guerre civile et la reconquête de l’Égypte entière par un monarque capable de tout pour imposer sa suprématie : n’était-ce pas la clé du mystère ? Pourtant le jeune homme ne représentait pas un obstacle sur le chemin de Sésostris !

—  Si ce roi est ton ennemi, il est aussi le mien, confia-t-il à Bina. Il a ordonné ma mort.

—  Pour quelle raison ?

—  Je l’ignore encore, et je le découvrirai. Je veux les preuves de sa culpabilité et je réclamerai justice.

—  Tu rêves éveillé, mon pauvre Iker ! La seule façon d’agir, c’est de réunir les opprimés et de lutter contre ce despote.

—  Oublies-tu son armée et sa police ?

—  Certes pas, mais il existe d’autres moyens de le combattre qu’un choc frontal.

—  À quoi penses-tu ?

—  À toi, Iker.

—  Explique-toi, Bina !

—  Tu es un scribe brillant, apprécié du maire de Kahoun, la ville préférée du tyran. Cesse de te comporter comme un adolescent révolté à la poursuite d’une chimère. Fais amende honorable, rentre dans le rang et monte en grade.

—  Une belle carrière ne remplacera pas la vérité !

—  Cette vérité, tu la connais déjà : Sésostris veut ta mort. C’est un destructeur et un assassin qui piétinera des milliers de vies. Une seule solution : deviens un scribe de haut rang afin de lui être présenté.

—  Dans quelle perspective ?

—  Le tuer, murmura Bina.

Choqué, Iker imagina la scène.

—  Impossible ! Il sera protégé, je n’aurai pas le temps d’agir.

—  Un exploit de cet ampleur se prépare avec minutie. Hors de question que tu prennes des risques inconsidérés et que tu échoues. Il faudra supprimer les protections dont jouit ce monstre afin que tu ne frappes qu’à coup sûr.

—  Tu nous vois, toi et moi, réunis dans cette entreprise insensée ?

—  Tu es seul, j’ai des alliés.

—  Lesquels ?

—  Des opprimés, comme nous, épris de liberté et prêts à sacrifier leur vie pour se débarrasser du tyran et redonner le bonheur au peuple. Il n’existe pas de plus belle destinée, Iker, et tu en seras l’instrument privilégié.

Elle se rapprocha de lui puis, sentant qu’il était la proie d’une tempête intérieure, n’esquissa pas d’autre geste.

—  C’est une folie, Bina !

—  Sans doute, mais comment se comportent les gens raisonnables ? Ils courbent la tête, ferment les yeux, la bouche et les oreilles, avec l’espoir que seuls leurs voisins seront atteints ! Sésostris l’a bien compris : comme il est aisé de dominer des lâches ! Si tu appartiens à cette race-là, Iker, inutile de nous revoir.

De retour chez lui, Iker avait la gorge si sèche qu’il but au moins un litre d’eau. Incapable de recouvrer son calme, il empoigna le manche du couteau marqué au nom du Rapide. À condition d’être pourvue d’une lame longue et tranchante, une arme redoutable !

Se venger était légitime, délivrer l’Égypte d’un impitoyable oppresseur devenait le plus noble des idéaux. Iker oubliait son propre destin pour se préoccuper de celui de son pays et des malheureux qui subissaient le joug de Sésostris.

S’il réussissait à le supprimer, une ère nouvelle s’ouvrirait. Toutefois, donner la mort n’était-il pas au-dessus de ses forces ? En devenant scribe, le jeune homme voulait échapper à la violence et à l’arbitraire. Tuer lui faisait horreur.

Quitter l’Égypte était la meilleure solution.

En s’exilant, Iker oublierait les démons qui le tourmentaient. Grâce à ses connaissances, il obtiendrait bien un emploi de régisseur dans une exploitation agricole et se bâtirait une nouvelle existence.

Afin de partir au petit matin, le jeune homme prépara ses bagages. Au moment où il glissait ses pinceaux dans un étui, elle lui apparut.

Son visage était aussi lumineux que sévère. Dans ses yeux, Iker lut son message : « Ne t’enfuis pas. Demeure en Égypte et lutte afin que Maât soit accomplie. »

La belle prêtresse s’estompa dans la clarté vacillante de la lampe à huile.

À bout de nerfs, le scribe alla se coucher. Avant de s’étendre sur son lit, il rechercha son talisman pour le déposer sur son ventre et jouir d’un sommeil paisible.

L’ivoire magique était introuvable.

Sans succès, Iker fouilla sa maison de la terrasse à la cave On avait volé le précieux objet.

Torturé par un ultime cauchemar, le scribe se réveilla en sursaut, ne sachant plus où il était. Il reprit peu à peu possession de son espace et entreprit une nouvelle fouille, sans davantage de réussite.

Des ronflements l’intriguèrent.

Sur le seuil, les jambes repliées et les bras lui servant de coussin, Sékari dormait à poings fermés.

Iker le secoua.

—  Qu’est-ce qu’il y a ?… Ah, c’est toi !

—  Es-tu ici depuis longtemps ?

—  Pas tellement… Ma soirée et ma nuit ont été très occupées, si tu vois ce que je veux dire. Une véritable harpie qui ne voulait plus me lâcher ! Comme elle connaissait l’emplacement de ma cabane, impossible de m’y réfugier. Ma seule chance de lui échapper, c’était ici. Si tu exiges que je m’en aille…

—  Non, rentre. Tu dormiras mieux à l’intérieur.

Sékari bâilla et s’étira.

—  Dis donc, tu n’as pas l’air plus frais que moi !

—  J’ai été victime d’un vol.

—  Que t’a-t-on dérobé ?

—  Un ivoire protecteur auquel je tenais beaucoup.

—  Les amateurs sont nombreux, ça se revend cher.

—  Pardonne-moi, Sékari, j’ai mal dormi et je…

—  Tu hésites à me demander si c’est moi le voleur ? Non, je n’aurais pas osé reparaître devant toi. Mais tu as raison de te méfier de tout le monde. À mon avis, cette maison devrait être mieux protégée. Un bon verrou ne sera pas de trop. Et puis je vais tâcher de me renseigner pour savoir si cet ivoire est proposé sur le marché. Quelle forme a-t-il ?

Iker fournit une description précise.

—  Aucun soupçon ? Demanda Sékari.

—  Aucun.

—  Espérons que mes grandes oreilles recueilleront un renseignement. Es-tu bien certain que personne ne cherche à te nuire ?

—  Si nous prenions un copieux petit déjeuner ?

—  J’ai peur que ta cuisine ne soit encore vide. Je vais chercher le nécessaire.

Pendant que Sékari s’éloignait, Iker réfléchissait à son conseil : n’avoir confiance en personne.

 

59.

Le calme et la décontraction du Libanais n’étaient qu’apparence. Afin de les préserver, il dévorait deux fois plus de pâtisseries que d’ordinaire. Un jour, il faudrait qu’il se préoccupât de maigrir un peu.

De Kahoun, une bonne nouvelle : comme prévu en cas de nécessité, son agent avait éliminé un vieux charpentier trop bavard. En revanche, l’opération commerciale qui devait lui donner une position clé dans la haute société memphite prenait du retard, beaucoup de retard, à cause d’intermédiaires médiocres qu’il remplacerait sans tarder.

Une superbe cargaison de bois de cèdre, en provenance du Liban, était bien arrivée au port de Memphis. Restait à savoir si les douaniers s’en occuperaient ou non.

Le Libanais se parfuma pour la troisième fois de la matinée. Dans peu de temps, il saurait si son interlocuteur égyptien était un allié ou un ennemi.

S’il s’agissait d’un traquenard, son sort était scellé : travaux forcés à perpétuité. Cette perspective le terrifia. Finis le luxe, la belle villa, la bonne chère ! Il ne supporterait pas une telle épreuve.

 le Libanais se rassura en songeant que son flair ne l’avait jamais trompé. Cet Égyptien était corrompu jusqu’à la moelle et ne songeait qu’à s’enrichir !

Il s’inquiéta de nouveau en constatant que ses recherches pour découvrir son identité tardaient à aboutir.

Son portier lui annonça une visite.

Le Libanais avala un gâteau aux dattes, ruisselant de miel, et descendit de sa terrasse.

L’homme était l’un de ses meilleurs limiers. En tant que vendeur d’eau, il se déplaçait sans cesse dans les beaux quartiers de Memphis. Affable, il se liait aisément et savait faire parler les gens. Excellent physionomiste, il avait observé, sur ordre du Libanais, l’Égyptien qui était sorti de sa demeure après leur entretien commercial.

—  As-tu réussi à l’identifier ?

—  Je crois que oui, seigneur.

À l’air accablé de son agent, le Libanais redouta une catastrophe.

—  C’est un gros poisson, un très gros poisson.

—  Es-tu sûr de toi ?

—  Tout à fait sûr. Je connais un facteur qui travaille pour le palais et je lui remplis souvent sa gourde. Hier, il a été chargé de porter un décret royal dans les faubourgs. Au moment où je terminais le remplissage, trois hommes sont sortis d’un bâtiment officiel. « Tiens, m’a-t-il dit, celui du milieu, c’est mon patron ! C’est lui qui rédige les décrets et les textes administratifs sur ordre du roi. » Ce personnage-là, je l’ai reconnu sans peine. C’est celui que vous m’avez demandé de suivre.

Le Libanais se sentit mal.

Un trop gros poisson, en effet ! Lui, le pêcheur, était tombé dans les filets d’un proche de Sésostris. Il ne lui restait plus qu’à s’enfuir avant l’arrivée de la police.

—  Tu connais… son nom ?

—  Il s’appelle Médès. On le dit travailleur, ambitieux, sans cœur et impitoyable avec son personnel. Marié, deux enfants.

Il a fait sa carrière dans la finance avant d’être nommé à ce poste de premier plan. Je vais creuser davantage, mais avec prudence. Un dignitaire de cette taille-là ne s’approche pas à la légère.

Le portier intervint de nouveau.

—  Un autre visiteur, seigneur. Urgent et important, d’après lui.

—  Un policier ?

—  Sûrement pas ! Un homme buriné, les cheveux en bataille, qui a du mal à s’exprimer.

Le Libanais fut soulagé. Ce gaillard-là ne pouvait être que le capitaine du bateau transportant la cargaison de bois précieux.

—  Qu’il vienne. Toi, ordonna-t-il au vendeur d’eau, sors par-derrière.

Le cloisonnement entre les membres de son réseau était un impératif de survie.

Une coupe de jus de caroube, sucré et suave, s’imposait. Dans quelques instants, il saurait.

Le capitaine avait l’air de ce qu’il était : un marin expérimenté, mal à l’aise sur la terre ferme, et à la parole difficile.

—  Ça y est.

—  Qu’est-ce que ça signifie, capitaine ?

—  Ben… que ça y est.

—  La cargaison a-t-elle été déchargée ou saisie par la douane ?

—  Ben… oui et non.

Le Libanais faillit étrangler le marin.

—  Oui quoi et non quoi ?

  Non, la douane, on l’a pas vue. Oui, la cargaison a été déchargée et entreposée à l’endroit prévu. 

Médès présenta au portier le petit morceau de cèdre sur lequel était gravé le hiéroglyphe de l’arbre. Le domestique s’inclina  et introduisit le visiteur dans le salon surchargé de meubles exotiques. Sur les tables basses, une véritable exposition de pâtisseries et d’amphores de vin. Dans l’air flottait un parfum entêtant.

Les joues rosies et les cheveux brillants, le Libanais se montra enthousiaste.

—  Cher ami, très cher ami ! J’ai une fabuleuse nouvelle !

—  C’était notre dernier rendez-vous prévu, rétorqua Médès. Si l’affaire n’est pas conclue, nous ne nous reverrons pas.

Justement, elle l’est !

—  À moitié ou complètement ?

—  Complètement. Vous avez rempli votre part du contrat, et moi la mienne. Le stock est en sécurité.

—  À quel endroit ?

—  Si vous goûtiez les chefs-d’œuvre préparés par mon pâtissier ? Et j’ose à peine vous présenter les vins que j’ai le plaisir de vous offrir : ce sont les meilleurs crus du Delta.

—  Je suis ici pour parler affaires.

—  Vous avez tort, je vous assure.

—  Ne me faites pas perdre mon temps. Où se trouve cet entrepôt ?

Le Libanais s’assit et se versa une coupe de vin blanc d’Imaou dont le bouquet enchantait les papilles.

—  Voilà longtemps que nous ne sommes plus des enfants. La première étape de notre collaboration a été atteinte, je me félicite que nous ayons joué franc jeu, l’un comme l’autre. Vous détenez la liste des acheteurs, moi l’emplacement de l’entrepôt. Donnant, donnant, ne croyez-vous pas ?

—  Tu n’es pas en position de force. Avec un peu de temps, je le découvrirai !

—  C’est certain. Mais sans moi, vous ne disposerez jamais de la filière qui mène du Liban à Memphis. Alors, pourquoi nous affronter au lieu de poursuivre une collaboration si bien commencée ? Et puis j’ai une nouvelle proposition à vous faire.

Je suis un commerçant, pas vous. J’ignore votre fonction précise, mais vous appartenez forcément à la haute administration, puisque vous m’avez évité un contrôle douanier. Vendre ce bois à des particuliers fortunés, négocier au coup par coup, obtenir les meilleurs prix… Ce pensum-là ne doit guère vous passionner. Il risque même de vous compromettre. Moi, j’ai l’habitude de ce genre de démarches. Ainsi, vous resterez dans l’ombre.

—  L’idée ne me déplaît pas. Je suppose qu’elle n’est pas gratuite.

Le Libanais leva les yeux au ciel.

—  Hélas ! Rien ne l’est en ce bas monde.

—  Tu exiges une nouvelle répartition des bénéfices, n’est-ce pas ?

—  Je la sollicite.

—  À savoir ?

—  Moitié-moitié. À moi les soucis, à vous la tranquillité.

—  Tu oublies mes interventions auprès des autorités !

—  Pas un seul instant ! Sans vous, je n’existe pas.

Médès réfléchit.

—  Deux tiers pour moi, un tiers pour toi.

—  Ne négligez pas mes frais. Vous n’imaginez pas le nombre d’intermédiaires qui me sont indispensables ! En toute sincérité, mon résultat net n’a rien de mirobolant. Mais j’ai beaucoup de plaisir à traiter avec vous, et je suis persuadé que nous n’en resterons pas là.

—  D’autres projets ?

—  Ce n’est pas impossible.

D’après ses observateurs, Médès savait que les équipes du Libanais s’étaient comportées de manière remarquable. Il avait donc l’opportunité de travailler avec un grand professionnel, et une chance comme celle-là, ça se payait.

—  Entendu : moitié-moitié.

—  Vous ne serez pas déçu. Un peu de vin ?

—  Scellons notre accord.

Amateur de grands crus, Médès dut reconnaître que son hôte ne se vantait pas.

—  Tenez-vous toujours à garder l’anonymat ? demanda le Libanais, onctueux.

—  Pour toi comme pour moi, c’est préférable. Combien de temps te faudra-t-il pour écouler le stock ?

—  Dès que vous m’aurez remis la liste des acheteurs, mes vendeurs partiront sur le terrain.

—  As-tu de quoi noter ?

Le Libanais apprécia : Médès ne laissait derrière lui aucun document rédigé de sa main. Sous la dictée, le négociant prit les noms et les adresses de quinze notables de Memphis.

—  Dans un mois environ, annonça le Libanais, nous pourrons envisager une autre livraison.

—  Rendez-vous dans cinq semaines, à la pleine lune. Je t’apporterai une nouvelle liste.

 

Le Libanais s’affala sur des coussins moelleux. Il venait de conclure l’une des affaires les plus rentables de sa carrière, et ce n’était qu’un début ! L’existence à l’égyptienne commençait à lui plaire.

—  Ne te relâche pas, recommanda une voix grave.

Le Libanais se leva d’un bond.

—  Vous ! Mais… Comment êtes-vous entré ?

—  Crois-tu qu’une simple porte pourrait m’arrêter ? questionna l’Annonciateur, dont le fin sourire avait de quoi faire frémir. As-tu obtenu les résultats que nous espérions ?

—  Au-delà de nos espérances, maître, bien au-delà !

—  Pas de vantardises, mon ami.

—  L’homme qui vient de sortir de chez moi s’appelle Médès. Il est chargé par le pharaon Sésostris de rédiger les décrets officiels. C’est donc l’un des personnages les plus importants de la cour, et je le tiens au creux de ma main ! Sa position, pourtant éminente, ne lui suffit pas. Il veut aussi s’enrichir. Et c’est lui, mon partenaire dans le trafic du cèdre et du pin.

—  Excellent travail, reconnut l’Annonciateur.

—  Médès ne sait pas que je l’ai identifié, poursuivit le Libanais. Bien entendu, il a mené sur moi une enquête approfondie et il en a forcément conclu que mes réseaux commerciaux n’avaient pas d’équivalent. Aussi m’a-t-il donné une première liste de clients que je me suis engagé à satisfaire.

—  Au passage, tu n’as pas dû oublier d’augmenter ta rémunération.

—  N’est-ce pas un peu normal, maître ?

—  Je ne saurais t’en blâmer. Ta contribution à notre cause s’accroîtra d’autant.

—  N’en doutez pas !

—  Tu dois gagner la confiance de ce Médès, préconisa l’Annonciateur. Y parvenir implique plusieurs bonnes affaires qui le satisferont.

—  Comptez sur moi, je connais mon métier. Médès va s’enrichir, et vite.

—  Et l’incident de Kahoun ?

—  Le bavard ne parlera plus.

—  La police l’a-t-elle interrogé ?

—  Non, maître. Mais le menuisier Rabot commençait à radoter avec le voisinage et ses visiteurs. Notre agent a estimé que ses racontars devenaient dangereux et il a appliqué les consignes de sécurité.

—  Parfait, mon ami. Continue à implanter ton réseau et poursuis tes efforts.

—  Soyez-en sûr, maître !

—  Surveille ta ligne. Trop manger nuit à la réflexion, trop boire à la prudence.

 

60.

—  L’inventaire est terminé, déclara Iker.

—  En une semaine ? Tu as travaillé jour et nuit ! s’étonna Héremsaf.

En examinant le rouleau de papyrus couvert d’une écriture rapide mais très lisible, il ne mit pas longtemps à constater l’exceptionnelle qualité du travail accompli.

—  Le Chevelu se plaint d’être tombé malade à cause d’un excès d’heures supplémentaires, lança Héremsaf.

—  Je le déplore. C’est pourquoi je lui ai conseillé de garder la chambre pendant que je réglais moi-même les derniers détails. Le maire n’était-il pas pressé ?

—  Certes, certes, mais ni lui ni moi ne t’avions fixé un délai aussi court !

—  J’avais cru comprendre que…

—  Félicitations, mon garçon. Tu viens de rendre un grand service à la municipalité. Nous devons maintenant songer à une nouvelle tâche. Quelles sont tes préférences ?

Héremsaf connaissait la réponse : « les archives ».

Très calme, Iker fit mine de réfléchir.

—  J’aimerais être affecté au temple d’Anubis.

—  Celui dont je suis l’intendant ?

—  Étant donné vos obligations multiples, je pourrais me rendre utile.

Un instant, Héremsaf se demanda si le jeune homme ne se payait pas sa tête. Mais le ton était humble, la parole posée et le comportement respectueux.

—  Serais-tu enfin devenu raisonnable, Iker ? Je te le répète : à condition que tu oublies le passé et ses mirages, une brillante carrière t’est ouverte. De mon côté, je ne me souviens plus de notre récente altercation.

—  Je vous en suis reconnaissant.

Héremsaf doutait encore de la sincérité d’Iker, néanmoins son subordonné lui paraissait plutôt convaincant.

—  Le temple d’Anubis, ce n’est pas une mauvaise idée… d’autant plus que la bibliothèque exige une sérieuse réorganisation. Le bibliothécaire est décédé le mois dernier, et le stagiaire actuellement en poste n’a pas les connaissances nécessaires pour trier et ranger les anciens manuscrits selon leur importance.

—  Mon amour des livres sera comblé, affirma le scribe. 

Bâti au sud de Kahoun, près du mur d’enceinte, le temple d’Anubis était de taille modeste. Il en allait autrement pour sa bibliothèque, vénérable institution que fréquentaient les érudits de la cité. Le stagiaire ne s’offusqua pas de la nomination d’Iker, au contraire ; soulagé de voir enfin désigné un scribe de haut rang, il s’accommoda des besognes que lui confia son nouveau patron.

Iker fut émerveillé par la qualité et la quantité des papyrus : textes littéraires, livres de droit, traités de médecine et de mathématiques, précis vétérinaires. La plupart de ces écrits remontaient au temps des pyramides. Trop peu étaient recopiés en plusieurs exemplaires, et ce fut la première décision d’Iker.

Passer des heures à faire revivre ces hiéroglyphes afin de les transmettre aux générations futures lui procura un véritable bonheur. Attentive et précise, sa main courait sur le papyrus de première qualité dont plusieurs rouleaux lui avaient été livrés. Sans doute le maire et Héremsaf, à supposer qu’ils fussent complices, étaient-ils ravis de le voir ainsi occupé.

Près de la bibliothèque, un potier, son tour et son four. Il ne se contentait pas, comme la plupart de ses collègues, de produire de la vaisselle ordinaire, mais fabriquait des vases et des coupes d’une grande beauté.

—  À qui sont-ils destinés ? lui demanda Iker.

—  Aux temples de Kahoun et de la région.

—  Pourquoi t’es-tu installé ici ?

—  Parce que Anubis est le maître du four de potier. Lui qui préside aux kas de tous les vivants détient la véritable puissance, incarnée dans le sceptre d’Abydos. La nuit, il pétrit la pleine lune afin que l’initié, comme elle, ne cesse de se renouveler. Avec son disque d’argent, il éclaire les justes. Et c’est également Anubis qui façonne le soleil, cette pierre d’or dont les rayons font circuler l’énergie. Ses secrets sont préservés dans un coffre d’acacia que nul profane ne peut ouvrir.

—  Se trouve-t-il à Abydos, lui aussi ?

—  Abydos est la terre sacrée par excellence.

—  Y es-tu allé ?

—  Anubis m’a révélé ce que j’avais à connaître. Lui seul est le guide, et sa décision est sans appel.

—  Donc, tu l’as vu !

—  Je vois le soleil et la lune, l’œuvre de ses mains, et je la prolonge. Telle est ma fonction. À chacun de découvrir la sienne.

Le potier tourna le dos à Iker et s’occupa de nettoyer son four avant de le rallumer.

Pensif, le jeune scribe rentra déjeuner chez lui, où Sékari faisait rôtir des cailles.

—  J’ai posé un solide verrou en sycomore et consolidé la porte d’entrée, annonça-t-il. Sur le marché, j’ai commencé à parler de ton ivoire, et je n’ai recueilli aucun écho. Le voleur est prudent, il patientera avant de le vendre.

—  Et s’il le gardait pour lui ?

—  Il finira bien par se vanter de posséder un tel trésor ! Si on mangeait ?

Iker picora.

—  Ce n’est pas bon ?

—  Excellent, mais je n’ai pas grand faim.

—  Pourquoi te tourmentes-tu ainsi ? D’après ce que j’entends sur ton compte, ici et là, tu as déjà une fameuse réputation ! Une belle carrière de scribe à Kahoun, ça mène loin.

—  Je n’en suis pas si sûr.

—  Chacun a plus ou moins de comptes à régler, mais ne faut-il pas tirer un trait sur les mauvais jours afin de mieux savourer les bons ?

—  Il existe un point de non-retour, Sékari, et je l’ai franchi.

—  Si je peux t’aider…

—  Je ne crois pas.

—  En tout cas, il faudra que j’améliore ma façon de préparer les cailles. Elles sont un peu sèches. En cuisine, je ne suis pas encore un expert. Et si tu veux vraiment affronter l’adversité, il vaut mieux être bien nourri.

En retournant à la bibliothèque du temple d’Anubis pour y recopier un traité d’ophtalmologie, Iker songeait aux paroles prononcées par le potier. Elles lui ouvraient une autre porte sur la réalité, que tant d’êtres se contentaient de subir sans en rechercher la signification cachée. Déchiffrer les hiéroglyphes ne suffisait pas, le sens littéral ne constituait qu’une première étape. Dans ces signes, porteurs de puissance, se dissimulaient les fonctions de création. Suivre ce chemin-là jusqu’à son origine n’impliquait-il pas le voyage à Abydos ?

Pourtant, le rôle promis à Iker semblait bien différent. À quoi servait Abydos si le pays était dirigé par un tyran ? Puisqu’il en était conscient, le jeune scribe ne pouvait pas se cacher la tête dans le sable et continuer à vivre en hypocrite.

Un homme discutait avec le potier.

D’abord, Iker le regarda sans le voir et il faillit même passer son chemin.

Puis la mémoire fit son œuvre. Sceptique, Iker revint sur ses pas et, cette fois, dévisagea l’individu.

Impossible de se tromper : c’était bien le faux policier qui l’avait interrogé, près de Coptos, et laissé pour mort au cœur d’un fourré de papyrus, dans la province du Cobra, après l’avoir roué de coups !

— Hé, toi ! Qui es-tu ?

L’assassin se retourna.

Dans ses yeux, une totale incrédulité, bientôt mêlée d’une panique qui lui fit prendre ses jambes à son cou. Iker se lança à sa poursuite, misant sur son endurance. Il n’avait pas prévu que le fuyard escaladerait la façade d’une maison à la manière d’un chat. De la terrasse, il tenta de l’assommer en lui jetant des briques. Le temps de grimper à son tour, le malfaiteur avait disparu. 

La maison était vide. Sékari passait probablement la nuit avec l’une de ses conquêtes, mais il avait laissé du pain frais, une salade de concombres et de la purée de fèves.

Encore sous le choc, Iker mangea sans faim.

La présence de cet assassin à Kahoun signifiait-elle qu’il l’avait suivi depuis des mois ? Non, puisqu’il avait été stupéfait de le revoir ! Sans nul doute, il le croyait mort. Mais que tramait-il dans cette ville ?

Le potier en savait peut-être long.

Iker retourna aussitôt dans le quartier du temple d’Anubis. Comme l’artisan avait quitté son atelier, le scribe questionna les voisins pour savoir où il habitait : dans la campagne à l’extérieur de Kahoun. Grâce à des indications précises, Iker ne se perdit pas.

Le potier faisait griller une côte de porc.

—  L’homme avec qui tu conversais et que j’ai poursuivi, le connaissais-tu ?

—  Je le voyais pour la première fois.

—  Que t’a-t-il demandé ?

—  Il voulait que je lui parle de la ville, de ses coutumes, des personnes influentes.

—  Que lui as-tu répondu ?

—  Qu’on n’aimait pas trop les curieux, dans le coin. Il s’est alors répandu en explications vaseuses. Et tu es arrivé. Maintenant, j’aimerais manger en paix.

Iker repartit vers la ville en prenant un sentier qui longeait un canal bordé de saules. L’air était doux, la campagne tranquille.

L’attaque du faux policier le prit complètement au dépourvu. L’agresseur lui passa un lacet de cuir autour du cou et serra avec férocité.

Impossible de glisser les doigts entre le lacet et la peau. Iker tenta de déséquilibrer l’assassin d’un coup de pied, mais l’autre esquiva. Habitué au corps à corps, il para l’ultime prise de sa victime qui tentait de l’agripper par les cheveux.

Privé de souffle, le cou en feu, Iker mourait. Sa dernière pensée fut pour la jeune prêtresse.

Soudain, la douleur fut moins vive. Il crut respirer de nouveau et tomba à genoux. Lentement, il porta les mains à son cou tuméfié.

Un bruit. Le bruit provoqué par un plongeon ou un objet lourd jeté à l’eau.

La vue encore brouillée, Iker peinait à comprendre qu’il était bien vivant. De longues minutes furent nécessaires avant qu’il se remette debout et distingue les alentours.

Le sentier… Oui, c’était le sentier qu’il avait emprunté. À ses pieds, le lacet de cuir.

Plus trace du faux policier que le sauveur du scribe avait dû supprimer, puis jeter dans le canal.

Mais qui le protégeait ainsi ? Sans cette intervention, Iker n’aurait pas survécu.

Chancelant, il retourna chez lui. 

Sékari dormait sur le seuil. Près de lui, une jarre de bière vide. Voulant l’enjamber, Iker lui heurta l’épaule.

—  Ah, c’est toi ! Tu as une tête bizarre. Mais dis donc, ton cou… On croirait du sang ! Tu t’es drôlement arrangé.

—  Un accident.

Iker s’appliqua lui-même une compresse imprégnée d’huile et de miel.

—  Il t’est arrivé comment, cet accident ?

—  Comme n’importe quel accident. Pardonne-moi, j’ai sommeil. 

Pour Iker, aucun doute : l’assassin avait été envoyé par le pharaon pour se débarrasser de lui avec discrétion et en toute impunité. Informé de la présence du jeune scribe à Kahoun soit par le maire, soit par Héremsaf, le monarque ne pouvait tolérer l’existence de cet accusateur décidé à prouver son infamie.

Sékari lui proposa du lait frais et une galette chaude fourrée aux fèves.

—  Avant ton réveil, j’ai eu le temps de flâner dans le quartier. Il paraît qu’on a retrouvé le cadavre d’un inconnu, à l’extérieur des remparts, dans un canal où les bestioles avaient commencé à se régaler.

Iker ne réagit pas.

—  Il serait préférable de dissimuler ta blessure sous une écharpe, ne crois-tu pas ? Tu prétexteras une angine.

Le scribe suivit le conseil de Sékari et partit pour la bibliothèque.

Le potier ne travaillait pas sur son tour, le four était éteint.

Iker questionna le voisinage. Un boulanger lui apprit que l’artisan était retourné chez lui, dans le Nord, et qu’un nouveau potier prendrait bientôt sa place.

Cet incident supplémentaire conforta Iker dans ses convictions. 

—  Es-tu certaine de ne pas avoir été suivie ?

—  J’ai pris mes précautions, affirma Bina. Et toi, Iker ?

—  Je sais que je ne dois faire confiance à personne.

—  Même pas à moi ?

—  Toi, c’est différent : tu es mon alliée.

La jeune Asiatique eut envie de sauter de joie.

—  Alors, tu acceptes de m’aider ?

—  Le tyran ne me laisse pas le choix. L’un de ses sbires vient d’essayer de me supprimer. Et c’est un de tes amis qui m’a sauvé, n’est-ce pas ?

—  Oui, bien sûr, répondit Bina avec empressement. Tu vois, nous veillons sur toi.

L’Asiatique était troublée. Elle ne savait pas qui avait agressé Iker, et pas davantage qui l’avait défendu.

—  J’ai arrêté ma décision, déclara le jeune homme, et j’ai une surprise pour toi.

Il lui montra le manche de poignard marqué au nom du Rapide. Cette fois, il était pourvu d’une longue lame à double tranchant.

—  Voici l’arme avec laquelle je tuerai le pharaon Sésostris, le monstre sanguinaire qui opprime mon pays.

 

61.

—  Je suis prêt, annonça au roi le général Nesmontou. Dès que vous m’en donnerez l’ordre, nous attaquerons par le fleuve et par le désert. Les miliciens de Khnoum-Hotep seront pris en tenaille, et l’effet de surprise nous assurera une victoire rapide.

—  Ne soyons pas trop optimistes, recommanda Séhotep. D’après ce que nous savons, ils lutteront comme des fauves. Si la moindre fuite se produit, ils sauront nous accueillir ! En cas de pertes élevées, nous devrons battre en retraite.

—  C’est pourquoi il faut lancer l’assaut sans tarder, insista Nesmontou. Chaque jour qui passe met l’opération en péril.

—  J’en suis conscient, reconnut Sésostris, mais je dois néanmoins attendre l’arrivée du Grand Trésorier Senânkh. Les informations dont il sera porteur peuvent changer le cours des événements.

Le monarque se leva, signifiant ainsi la fin du conseil restreint. Personne n’aurait eu l’impertinence de reprendre la parole après lui, et le vieux général regagna ses quartiers en bougonnant. À la première occasion, il tenterait de persuader Sésostris de revenir sur sa décision et d’intervenir au plus vite.

Conformément à ses habitudes, Nesmontou avait élu domicile dans une chambre de la caserne, afin d’être au contact de ses hommes. Ayant toujours une oreille qui traînait, il aimait entendre critiques et protestations plus ou moins feutrées, de manière à remédier aux insuffisances. D’après lui, la vie militaire ne devait souffrir d’aucune faille susceptible d’altérer le moral des troupes. Un soldat bien nourri, bien logé, bien payé et respectueux de sa hiérarchie était un vainqueur en puissance.

En pénétrant dans la salle à manger des officiers, Nesmontou sentit aussitôt que le climat était tendu. Son aide de camp l’aborda.

—  Mon général, la bière manque et le poisson séché n’a pas été livré.

—  As-tu convoqué l’intendant ?

—  Là est le problème : il a disparu.

—  C’est bien un responsable nommé par le chef de province Djéhouty ?

—  Affirmatif.

—  Préviens immédiatement Djéhouty, et qu’il le fasse rechercher. Demande-lui aussi de nous faire parvenir sans délai les denrées qui nous manquent. Ah… un dernier ordre : que les officiers ne mangent rien des nourritures procurées par cet intendant.

—  Vous craignez que…

—  D’un déserteur, on peut tout craindre.

 

Après un repas au cours duquel il avait dégusté une perche grillée, une côte de bœuf, des aubergines à l’huile d’olive, du fromage de chèvre et quelques douceurs, le tout arrosé d’un vin rouge daté de l’an un de Sésostris III, Khnoum-Hotep se rendit à sa grandiose demeure d’éternité dont il vérifiait chaque détail.

Un peintre de talent achevait un oiseau multicolore perché dans un acacia. Face à ce chef-d’œuvre, le corpulent chef de province fut ému aux larmes. L’élégance du dessin, la chaleur éclatante des teintes, la joie émanant de cette vision paradisiaque, le fascinaient. Aussi admiratifs que lui, ses trois chiens s’étaient assis sur leur derrière pour contempler la dernière merveille créée par le peintre.

Khnoum-Hotep aurait volontiers passé l’après-midi à regarder travailler ce génie ; cependant, le chef de sa milice, après une longue hésitation, osa le déranger.

—  Seigneur, je crois que vous devriez entendre un voyageur que nous venons d’arrêter.

—  Ne m’importune pas, interroge-le toi-même.

—  C’est déjà fait, mais ses déclarations vous concernent directement.

Intrigué, Khnoum-Hotep suivit le militaire jusqu’à un poste de garde où était retenu le suspect.

—  Qui es-tu et d’où viens-tu ?

—  J’étais l’intendant de la caserne principale de la province du Lièvre et je suis venu vous avertir.

Les yeux de Khnoum-Hotep brillèrent de colère.

—  Me prends-tu pour un idiot ?

—  Il faut me croire, seigneur ! Le pharaon Sésostris a reconquis toutes les provinces qui lui étaient hostiles, à l’exception de la vôtre. Même Djéhouty s’est incliné.

—  Djéhouty ? C’est une plaisanterie !

—  Je vous jure que non.

Khnoum-Hotep s’assit sur un tabouret qui faillit céder sous son poids et regarda l’intendant droit dans les yeux.

—  Ne me raconte surtout pas de balivernes ou bien j’écrase ta tête entre mes mains.

—  Je ne vous mens pas, seigneur ! Sésostris se trouve à Khémenou avec son état-major et Djéhouty est devenu son vassal.

—  Qui est le général en chef ?

—  Nesmontou.

—  Ce vieux gredin.. redoutable comme un cobra ! Et la milice de Djéhouty ?

—  Elle lui obéit, comme celles des autres provinces désormais  ralliées au pharaon. Le plus important, c’est que Sésostris a décidé de vous attaquer.

—  M’attaquer, moi ?

—  C’est la vérité, je vous l’assure !

Khnoum-Hotep se releva, empoigna le tabouret et le brisa en plusieurs morceaux. Les soldats se plaquèrent contre les murs, craignant de servir de souffre-douleur. Écumant comme un taureau furieux, le chef de province revint à pied jusqu’à son palais, dédaignant sa chaise à porteurs.

Constatant que son patron était en proie à l’accès de fureur de la décennie, la dame Téchat remit à plus tard la présentation des dossiers administratifs qu’elle comptait lui soumettre.

—  Me faire ça à moi ! Vouloir envahir mon territoire ! Ce roi a perdu la tête, je vais le ramener à la raison.

—  À mon avis, Sésostris suit un plan précis avec une détermination inébranlable.

Seule la dame Téchat osait s’adresser ainsi à Khnoum-Hotep, qui feignit d’ignorer cette remarque et gagna une salle de réception où régnait une agréable fraîcheur.

Son échanson lui apporta aussitôt de la bière et s’éclipsa sans bruit. Téchat demeura debout dans un angle de la pièce. Calé dans un fauteuil à ses dimensions, le chef de province caressait ses deux chiennes installées sur ses genoux pendant que le mâle veillait, couché à ses pieds.

—  Un plan précis, disiez-vous. Et où le mène-t-il ?

—  À régner sur la totalité de l’Égypte en supprimant le dernier rebelle qui, aujourd’hui, n’a plus aucun allié. Sésostris a éliminé un à un ses adversaires, sachant qu’ils seraient incapables de s’unir.

—  S’il croit que je vais me prosterner devant lui, il se trompe lourdement !

—  Ce serait pourtant la meilleure solution, estima la dame Téchat. Le roi est en position de force.

—  Il l’aurait été, s’il m’avait attaqué par surprise ! Être informé me met à égalité, et mon combat n’est pas perdu d’avance.

—  Songez-vous au nombre de morts ?

—  Cette province appartient à ma famille depuis maintes générations, et je ne la céderai jamais à quiconque ! Trêve de bavardages, dame Téchat. Je vais préparer une belle réception à l’envahisseur. Des morts, il y en aura beaucoup, surtout de son côté. Et ce pharaon réagira comme tous ceux qui ont tenté de s’emparer de mes biens : il reculera.

 

Bien qu’il eût écouté les arguments de Nesmontou avec attention, le pharaon demeurait inflexible. Dépité, le général continuait néanmoins à entraîner son régiment d’assaut. Quand la mauvaise nouvelle lui parvint, il la communiqua aussitôt à Sésostris.

—  Le déserteur a été repéré lorsqu’il a franchi la frontière de cette province pour pénétrer dans celle de l’Oryx. La situation est claire : il a prévenu Khnoum-Hotep de nos intentions. Nous ne pouvons donc plus compter sur l’effet de surprise. Plus nous tardons à attaquer, plus l’ennemi renforce ses défenses, plus la bataille sera rude et incertaine. En cas de défaite, votre prestige serait anéanti et les chefs de province redeviendraient indépendants. Pardonnez ma franchise, Majesté, mais l’idée d’un désastre m’est insupportable !

—  Quel type de piège prépare Khnoum-Hotep ?

—  Du classique et du vicieux.

—  Alors, général, adapte-toi et déjoue les embûches.

Cette mission enthousiasma Nesmontou. Au lieu d’une ruée brutale, ce serait un affrontement tactique. Dans ces circonstances, son expérience serait décisive.

Ce fut un Senânkh épuisé qui arriva à Khémenou avec son escorte. Le Grand Trésorier avait maigri, mais il ne se restaurerait qu’après avoir communiqué au roi les résultats de son périple.

À sa mine sombre, si rare chez ce grand travailleur d’apparence joviale, Sésostris comprit qu’ils étaient désastreux.

—  J’ai fait parvenir au Chauve les échantillons d’or prélevés dans les trésors des temples, Majesté. Aucun n’a guéri l’acacia.

Sésostris savait déjà que l’or utilisé lors de la dernière et lointaine célébration des mystères d’Osiris, en Abydos, s’était révélé, lui aussi, inefficace. Démagnétisé, vidé de son énergie, atteint par le maléfice, il n’était plus qu’un métal inerte.

L’être démoniaque qui s’en prenait au cœur spirituel de l’Égypte avait déclenché la plus redoutable des offensives.

Le roi s’était pris à espérer que Senânkh trouverait l’or salvateur et qu’il pourrait annoncer à ses nouveaux vassaux la guérison de l’acacia. Ils se seraient alors engagés à ses côtés sans arrière-pensée et, face à une armée aussi puissante, Khnoum-Hotep aurait peut-être cédé.

—  J’ajoute, poursuivit le Grand Trésorier, que les réserves d’or de nos temples sont au plus bas. Certains n’en possèdent même plus une once. À cause des chefs de province, les mines n’ont plus été exploitées. Il est possible que l’un d’eux ait accumulé des stocks considérables pour son usage personnel.

—  Khnoum-Hotep ?

—  C’est le nom qui revient fréquemment dans les accusations, mais je ne possède aucune preuve.

Le pharaon réunit son conseil, auquel furent de nouveau conviés Djéhouty et le général Sépi.

Nesmontou s’attendait à une déclaration de guerre, en bonne et due forme, au rebelle Khnoum-Hotep.

—  Notre avenir immédiat repose sur la qualité de ta parole, Djéhouty.

—  Je n’en ai qu’une, Majesté. Je vous ai reconnu comme roi de Haute et de Basse-Égypte, la province du Lièvre est désormais placée sous votre autorité.

—  L’affrontement avec Khnoum-Hotep semble inévitable. Avant qu’il ne débute, j’ai une tâche sacrée à accomplir, et les généraux Sépi et Nesmontou doivent m’accompagner. C’est pourquoi je te charge du commandement des troupes casernées à Khémenou.

Nesmontou se contint à grand-peine. Confier ses hommes à un ancien opposant ? Une véritable folie !

—  Quels sont vos ordres ? demanda Djéhouty.

—  En attendant mon retour, tu disposeras les troupes sur la frontière de la province pour repousser une éventuelle attaque, à laquelle je ne crois guère. En cas d’agression, contente-toi de repousser Khnoum-Hotep.

—  Il sera fait selon votre volonté.

Le regard du monarque se posa sur les autres membres du conseil.

—  Nous partons immédiatement pour Abydos.

 

62.

Le Chauve et le pharaon se dirigèrent vers l’acacia.

—  Vos instructions ont été suivies à la lettre, Majesté.

—  Qu’ont proposé tes collègues ?

—  Ils sont si désemparés qu’ils se cantonnent à leurs obligations. Nous n’échangeons plus que des banalités, chacun se mure dans le silence.

Réunissant dans son mystère le ciel, la terre et le monde souterrain, le grand arbre continuait à lutter contre le dépérissement. En lui, Osiris restait présent, mais combien de temps encore l’acacia réussirait-il à plonger ses racines dans l’océan primordial afin d’y puiser l’énergie nécessaire à sa survie ?

—  As-tu découvert des remèdes dans les anciens textes ?

—  Malheureusement non, Majesté. Je suis aujourd’hui secondé dans mes recherches et je ne désespère pas.

Un vent frais soufflait sur le bois sacré. Peu à peu, la porte de l’au-delà se refermait.

Accompagné de Sobek le Protecteur, Sésostris visita le chantier qui, malgré de nombreux imprévus, continuait à progresser. Grâce à l’intervention des prêtresses d’Hathor, les accidents se raréfiaient et les outils ne se brisaient plus. Le maître d’œuvre avoua connaître de difficiles journées, mais sa détermination et celle de ses artisans demeuraient intactes. Ils avaient conscience de participer à une véritable guerre contre des forces obscures, et chaque pierre posée leur apparaissait comme une victoire.

La présence du pharaon leur redonna du cœur à l’ouvrage. Assurés de son indéfectible soutien, les bâtisseurs se jurèrent de ne pas céder devant l’adversité.

— Prépare le Cercle d’or d’Abydos, ordonna Sésostris au Chauve.

Dans l’une des salles du temple d’Osiris, quatre tables d’offrande avaient été disposées en fonction des points cardinaux. Le signe hiéroglyphique de la table d’offrande se lisait hotep et signifiait « paix, plénitude, sérénité », notions qui caractérisaient la mission du Cercle d’or d’Abydos dont les membres, en ces temps angoissants, s’interrogeaient sur leur capacité à la remplir.

Le pharaon et la reine siégeaient à l’orient. Face à eux, à l’occident, le Chauve et le général Sépi. Au septentrion, le Porteur du sceau Séhotep et le général Nesmontou. Au midi, le Grand Trésorier Senânkh.

— En raison de la tâche qui lui a été confiée, l’un d’entre nous est absent, déclara le monarque. Bien entendu, il sera informé de nos décisions.

Tous les membres du Cercle d’or avaient été initiés aux grands mystères d’Osiris. Entre eux s’étaient tissés des liens indestructibles. Tenus au secret absolu, comme leurs prédécesseurs, ils vouaient leur vie à la grandeur et au bonheur de l’Égypte qui reposaient précisément sur la juste transmission de l’initiation osirienne.

Ici, la mort était affrontée en face. Ici, comme l’affirmait un texte gravé dans les pyramides royales de l’Ancien Empire, on faisait mourir la mort. Le Cercle d’or d’Abydos maintenait la dimension surnaturelle des Deux Terres où vivait le peuple de la Connaissance[41].

—  Si l’acacia s’éteint, rappela Sésostris, les mystères ne seront plus célébrés. La sève qui circule dans le grand corps de l’Égypte se tarira, le mariage entre le ciel et la terre sera rompu. C’est pourquoi nous devons rechercher sans relâche la cause de ce maléfice dont l’auteur est probablement le chef de province Khnoum-Hotep.

—  En douteriez-vous encore, Majesté ? interrogea le général Nesmontou. L’innocence des autres ayant été établie, il ne reste que lui !

—  Je veux entendre de sa bouche les motifs pour lesquels il a commis cet abominable forfait. Il faudra livrer bataille et le prendre vivant. En cette période si tragique et si dangereuse, l’unité du pays est plus que jamais nécessaire. Notre division nous a beaucoup affaiblis, et c’est l’une des raisons qui ont permis à une force maléfique d’atteindre l’arbre d’Osiris, lui dont le corps cosmique se compose de l’ensemble des provinces célestes et terrestres réunies.

—  Les paroles de puissance prononcées à Abydos reçoivent encore un écho favorable de la part des divinités, affirma le Chauve, et le collège des prêtres permanents assume ses fonctions avec la rigueur indispensable.

—  Et si l’un de ces prêtres était complice ? avança Senânkh.

—  C’est une hypothèse que l’on ne peut exclure, déplora le Chauve, mais aucun indice ne la confirme.

—  Pardonnez cette question, Majesté, dit Séhotep avec gravité, mais elle doit être posée : si vous mourez lors de l’affrontement avec Khnoum-Hotep, qui vous succédera ?

—  La reine assurera la régence, et ceux d’entre nous qui seront rescapés désigneront un nouveau monarque. L’essentiel est de trouver le moyen de guérir l’acacia. Jusqu’à présent, la quête de l’or a échoué. Aussi intensifierons-nous nos recherches.

—  Explorer le désert, atteindre les carrières et en rapporter le métal salvateur prendront beaucoup de temps, estima le général Sépi. Et je ne parle pas des dangers du voyage.

—  Chacun d’entre nous aura une tâche inhumaine à accomplir, précisa Sésostris. Quels que soient les risques, quelles que soient les difficultés, jurons de ne pas renoncer.

Chacun prêta serment.

—  L’heure est venue de faire progresser notre disciple sur le chemin des mystères, décréta la reine. Certes, elle n’est pas encore prête à franchir l’ultime porte, et il serait aussi dangereux qu’inutile de précipiter sa formation. Néanmoins, elle doit tenter de franchir une nouvelle étape en direction du Cercle d’or.

La jeune prêtresse s’inclina devant le pharaon.

—  Suis-moi.

Au cœur de la nuit, ils pénétrèrent dans une chapelle qu’éclairaient des torches. Au centre, un reliquaire formé de quatre lions placés dos à dos. Plantée dans le petit monument évidé, une hampe dont le sommet était recouvert d’un cache.

—  Voici le pilier vénérable apparu aux origines de la vie, révéla le monarque. En lui s’est redressé Osiris, vainqueur du néant. Lui, Verbe et esprit, a été agressé, assassiné et démembré. Mais en transmettant l’initiation à quelques êtres, il leur a permis de rassembler les parties éparses de la réalité et de ressusciter l’être cosmique d’où, chaque matin, renaît l’Égypte. Il n’est pas de science plus importante que celle-là, et tu devras en maîtriser les multiples aspects. Seras-tu capable de voir ce qui est caché ?

La prêtresse contempla le reliquaire, sachant qu’elle ne pouvait demeurer passive. Un instant, elle songea à ôter le voile pour découvrir le sommet de la hampe, toutefois son instinct lui interdit d’accomplir une telle profanation.

C’était aux lions qu’il convenait de s’adresser, à ces quatre gardiens au regard embrasé.

Elle affronta les fauves, l’un après l’autre. Ils lui ouvrirent les portes de l’espace et du temps, et la firent voyager dans des contrées immenses, peuplées de chapelles, de collines, de champs couverts de blés d’or, de canaux et de jardins féeriques. Puis lui apparurent deux chemins, l’un d’eau, l’autre de terre. À leur extrémité, un cercle de feu au centre duquel trônait un vase scellé.

Les paysages s’estompèrent, et la jeune femme discerna de nouveau le reliquaire.

—  Tu as vu le secret, constata le roi. Désires-tu continuer sur cette voie ?

—  Je le désire, Majesté.

—  Si les dieux te permettent un jour d’atteindre le vase scellé et d’en découvrir le contenu, tu connaîtras une joie qui n’est pas de ce monde. Auparavant, de redoutables épreuves te guettent. Elles seront plus exigeantes et plus cruelles que celles imposées aux initiées qui t’ont précédée, car jamais nous n’avons connu un tel péril. Il en est temps encore, tu peux renoncer. Sois bien consciente de ta décision. Malgré ta jeunesse, comporte-toi avec maturité et ne présume pas de tes forces. Le chemin d’eau anéantit l’être, le chemin de terre le dévore, le cercle de feu est infranchissable. Si tu t’engages dans cette aventure, tu seras seule aux pires moments, rongée par l’angoisse et le doute.

—  Les bonheurs humains ne sont-ils pas éphémères, Majesté ? Vous avez parlé d’une joie qui n’est pas de ce monde. C’est elle que je recherche. Si mes défauts m’empêchent de la vivre, je serai la seule responsable.

—  Voici l’arme avec laquelle tu parviendras à détourner certains assauts du mauvais sort.

Sésostris remit à la jeune prêtresse un petit sceptre en ivoire.

—  Il se nomme heka, la magie née de la lumière. En lui s’est inscrit le Verbe qui produit de l’énergie. À lui seul, il est une parole fulgurante que tu ne devras employer qu’à bon escient. Ce sceptre appartenait à un pharaon de la première dynastie, le Scorpion. Il repose ici, après avoir lié sa destinée à Osiris. Depuis que l’Égypte est la terre aimée des dieux, le Cercle d’or d’Abydos a prouvé que la mort n’était pas irréversible. Mais aujourd’hui, l’acacia dépérit et la porte de l’au-delà se referme. Si nous ne réussissons pas à la maintenir ouverte, c’est la vie elle-même qui nous abandonnera.

En posant le sceptre sur son cœur, la prêtresse sut qu’elle ne reculerait pas. De manière surprenante, sa pensée l’emmena vers le jeune scribe qui, de plus en plus fréquemment, hantait ses nuits. Dans un moment aussi solennel, elle se reprocha cette faiblesse. N’était-ce pas un signe qui lui montrait à quel point son cheminement serait périlleux ?

Peu importaient ses imperfections et ses ennemis intérieurs, mieux valait les identifier et les combattre sans répit. Pourtant, ce qu’elle éprouvait pour Iker ne semblait ni l’affaiblir ni la détourner de son but. Mais les sages n’enseignaient-ils pas que les passions humaines s’achevaient dans l’errance et le désespoir, bien loin de la joie céleste ?

Trop d’émotions avaient bouleversé la prêtresse pour qu’elle fût capable d’une pleine lucidité. Serrant son sceptre comme un gouvernail, elle accompagna le pharaon qui sortait de la chapelle du reliquaire.

—  Je vais célébrer les rites de l’aube, annonça-t-il, et offrir Maât à Maât. Que la rectitude soit ton guide.

Seule sur le parvis du temple d’Osiris, la jeune femme assista à la naissance du nouveau soleil. Une fois de plus, le pharaon avait vaincu les ténèbres.

Si l’acacia s’éteignait, l’astre du jour ne serait qu’un disque desséchant qui brûlerait la nature entière.

Elle goûta cependant la fin de cette nuit qui avait vu son existence changer de dimension et savoura les lueurs d’une aube d’où l’espérance n’était pas absente.

Bientôt, avec le Chauve, elle verserait l’eau et le lait au pied de l’arbre de vie, pendant que la terre sacrée d’Abydos se couvrirait de lumière.